Un livre aplatit sur la gueule. Gin avait réussi à s'endormir avec un bouquin ouvert sur le visage. Comment ? Personne ne savait. Son bras gauche reposait sur son ventre alors que le droit ballottait dans le vide. Ses doigts pianotaient également dans le vide au fur et à mesure que son rêve avançait. D'ailleurs, de quoi rêvait-elle ? D'un bordel. Un bordel monstre dans une classe pleine de gens qui crient et parlent, qui ne sont jamais d'accord les uns avec les autres. Il y avait de la musique dans la classe du bas et dehors, des jeunes apprenaient à chevaucher des autruches dans le cadre de leur cours de sport. Et ses doigts s'agitent dans le vide parce que dans son rêve, elle tape les notes de « Baby one more time ». Dans quelques secondes, elle se lèvera pour chanter « Toxic » dans les couloirs, suivies de deux filles en minijupes, deux mecs devant elles qui leur céderont le passage en effectuant un salto arrière.

Stop. On arrête les séries américaines.

Il n'empêche qu'à un moment, le rêve la fait faire un tour sur elle. Alors, dans un sublime mouvement du bassin, elle ressent le besoin de se retourner, pour dévoiler, dans son rêve, sa splendide petite culotte trop sexy, en-dessous d'une jupe vraiment trop courte. Il n'y avait qu'en rêve que Gin portait ce genre de tenue. Ou quand elle devait faire un gage. Ou même tous les jours, avec son uniforme. Avec Gin, c'est simple : si la jupe ne lui arrive pas aux genoux, elle est trop courte. Après, les maillots de corps, les trucs du genre... Ca ne la dérange.

Et boum.

Gin s'étale sur le plancher en grognant.

Gin – ... Aïe.

Elle grogne. Elle grogne parce qu'elle a été réveillée en sursaut. Elle grogne parce qu'elle s'est plantée comme une godiche sur le sol. Elle grogne parce qu'on est en plein milieu de la nuit. Elle grogne parce qu'elle n'a pas eu ses dix heures de sommeil. Elle grogne comme un ours, un genre de « mruuuh » bizarre. Elle grogne mais ne râle pas. A la place, elle se masse le crâne. Chose étrange puisque sa tête a miraculeusement évité la confrontation directe avec le parquet.

Miyu – Toi, t'as du faire un drôle de rêve pour tomber.

Ouais. Ouais, peut-être bien. Mais quoi ? De quoi a-t-elle rêvé ? Elle ne sait pas. Plus, on va dire. C'est comme si atterrissage forcé avait tout effacé. Comme un disque dur qui tombe : boum ! Cassé. Gin, c'est pareil. Dès qu'elle pose les pieds sur le planché, elle ne se souvient plus. Il parait que c'est une réaction normale et que si on veut se souvenir de ses rêves, il faut les noter dans un cahier avant de se lever et de poser les pieds au sol.

Gin – C'est... Possible.

Elle se redresse, se masse les fesses, désormais. Parce que bon. Là, elle a vraiment eu mal. Mais chut, hein.

Gin – Je sais plus.

Elle passe une main dans ses cheveux, se rassied et regarde sa colocataire, Miyu, assise dans sur son lit.

Gin – Désolée de t'avoir réveillé.

Elle rigole. Elle se moque. D'elle ? De son réveil prématuré ? De son rêve qu'elle imagine ? Elle ne sait pas. Mais le rire, chez Gin, c'est contagieux. Alors elle aussi, elle rigole. Pas comme une baleine. Pas des « oh oh oh oh » qui ferait trembler les murs, comme ceux du père Noël. Ca ressemble plus à des « shh shh shh shh » de fouine. Mais en plus mignon. Et elle, elle rêvait de zombie.

Gin – ... Des... Zombies ?  

Elle croise les gens, s'adosse au mur pour avoir un quelconque soutien.

Gin – Et après, c'est moi qui fait de drôles de rêves !  

Et là, Miyu lui fait remarquer qu'il est trois heures.
Du matin, sinon, ce n'est pas drôle. Ce qui a pour effet de faire pousser un long gémissement suppliant dans le style « mmmmmmmmmmmmmh » à Gin. Parce que oui. Trois heures du matin, c'est dur. Et elle, elle n'a plus sommeil. Elle remonte ses longues ondulations en une jolie queue de cheval qu'elle noue avec un élastique rose. Ca n'a aucun intérêt de décrire la couleur de l'élastique puisque,de toute évidence, il fait trop noir que pour le voir.

Gin – Je vais allumer ma lampe de chevet. Prête ? A trois.

Elle pose la main sur l'interrupteur en comptant. Et à trois, elle allume.
Ce fut brutal et douloureux. Pour elle.

Ce fut brutal et douloureux. Pour elle.

Parce qu'elle, comme une débile, elle n'a pas fermé les yeux avant d'allumer. Vous imaginez le choc qu'elle a ressenti en se prenant ce halo lumineux dans la gueule ? Oui, vous imaginez. Ça nous est tous arrivé un jour ou l'autre, non ? Elle voit des points partout qui l'obligent à cligner des yeux comme si elle était démente. C'est que c'est désagréable et même dérangeant comme sensation. C'est l'immobilisation de sa vue. Elle grogne. Comme un ours. Roooar.

Gin – ... Bordel.

Elle bat encore des cils. Comme une démente, oui. Elle se frotte les paupières avec les paumes de ses mains, la tête penchée en direction de ses jambes croisées en tailleur.

Gin – C'est que ça fait mal cette connerie.

Quand elle sent que ça va mieux, elle relève la tête et regarde sa colocataire. Des cheveux en bataille, des yeux encore ensommeillés. Normal, quoi. Elle, elle ne veut même pas savoir quelle tête elle se tape avec ce rêve stupide. Si encore elle se souvenait de son rêve...

Gin – Pas trop de mal ?

Et elle baille.

Miyu – Ouais, ça peut aller.

Et elle s'étire. Elle tend les bras au-dessus de sa tête et elle tire. Fort. Pour dégourdir ses muscles endoloris. Enfin, c'est ce que Gin imagine parce qu'après, elle n'est pas dans la tête de sa colocataire donc, elle n'en sait rien. Mais elle s'étire alors nous pouvons en conclure que ça doit être pour ça.

Miyu – Par contre, tu devrais enlever la bave que tu as à côté de ta bouche.

Maintenant, elle rigole. Gin aussi. Elle étire ses lèvres en un joli sourire et elle rigole d'elle-même en portant ses doigts à la commissure de ses lèvres pour essuyer la bave devenue solide qui s'écaille. Mmmmmh. Elle ne se souvient plus de son rêve. Tant pis, elle n'est plus en mesure de lui expliquer. Aucune défense pour toi, Gin.

Gin – C'est ça, moque-toi !

Elle remet son t-shirt correctement tout en riant encore de la remarque de sa colocataire. Elle lisse quelques mèches de cheveux entre ses doigts et secoue la tête.

Gin – Moi, au moins, mon t-shirt ne remonte pas aussi haut que le tien.

Et elle sourit.
Encore.

Elle rougit. Même dans la faible luminosité de la chambre, elle le voit. Et ça la fait sourire davantage. Elle sourit beaucoup, ses joues lui font mal. Elle entortille une mèche autour de son doigt en la regardant se débattre avec ses vêtements. Elle vérifie. Non, rien. Elle, ça va. Elle est correctement rhabillée.

Gin – Y a pas de mal. Tu m'as déjà vue à moitié nue, donc c'est bon.

Avec ses bras, elle se pousse dans le fond de son lit pour se coller au mur. Elle ramène ses jambes contre sa poitrine. Elle sourit.

Gin – Ce n'est pas parce que j'ai vu ton ventre que je vais en mourir.

Et elle rigole encore une fois.
Décidément, les réveils nocturnes, ça fait rire tout le monde. Elle tend la main vers son livre et l'attrape. Alors c'est ça qu'elle lisait avant de s'endormir ? Silence ? Oui. Oui, elle se souvient. Elle se souvient de Nora Grey, de Patch.

Gin – J'ai réussi à m'endormir en lisant...

En fait, elle se souvient surtout de Patch. Juste parce que Nora, elle n'arrive pas vraiment à la visualiser correctement. Patch, c'est facile, c'est l'idéal masculin, le fantasme, la coqueluche. C'est facile. Nora, c'est une fille normale. En fait, elle pourrait aisément remplacer la tête de Nora par la sienne. Mais ce serait moins drôle. Elle abandonne Silence sur sa table de chevet et elle enfuit une main dans sa longue queue de cheval brune. Avec ses doigts, elle peignent quelques noeuds en haussant les épaules quand Miyu lui signale que ce genre de choses arrive souvent et qu'il faut une première fois à tout.

Un fin sourire se dessine sur ses lèvres.

Gin – Ca fait comme dans les films américains.

Elle sourit et réfléchit, cherchant un exemple. Cane doit pas bien être compliqué de trouver un film ou une série dans laquelle Le héros ou l'héroïne s'endort avec un bouquin ouvert sur la gueule. Elle se creuse, se gratte le cou. En fait, si, c'est compliqué. Surtout à une heure aussi tardive. Non. Il est tôt en réalité. Trop tôt. Et elle hausse les épaules en s'avouant silencieusement vaincue.

Gin – Bah ! Elles font tout le temps ça ! C'est le coup classique, on va dire !

Mieux. Comment ça, mieux ? Qu'est-ce qu'elle entend par mieux ? Gin, éberluée, la regarde un instant pendant que sa colocataire arrête de pouffer.

Gin – ... Mieux ?

Oui, tu as très bien entendu, Gin. elle a dit : mieux. Dans les films américains, c'est mieux. Moins gênant, plus sexy. Un peu des deux, sans doute. Elle sait qu'elle a raison en disant qu'elles s'endorment toujours avec un livre sur la gueule dans les films et même si elle ne trouve pas d'exemples, ce qui est vrai est vrai. Dans sa tête, du moins.

Gin – ... Non mais qu'est-ce que tu sous-entends par mieux ?

Oui. Elle est choquée. Outrée. Outrée avec un O en majuscule. Elle reprend son livre, l'ouvre à une page random et se l'écrase sur la figure.

Gin – Je suis pas sexy, comme ça ? Moi, je le pense : autant que dans un film !

Et elle rigole. Encore.

Lentement, elle retire le livre qu'elle vient à nouveau de s'écraser sur le visage. Elle le referme, le lance sans brutalité sur sa table de chevet et croise les chevilles sur son matelas, par-dessus son épaisse couette. On s'en fout si ce n'est pas sexy. On aime ça.

Gin – J'espère que tu ne dis pas ça parce qu'on ne voyait pas mon visage, sinon...

Et elle rigole. elle ricane, même. Comme une méchante sorcière. C'est que c'est excitant d'être une vilaine sorcière. Pour elle, du moins. Elle ricane pour montrer qu'elle a déjà une vengeance en tête, derrière ce joli minois. Oh, rien de réellement sadique, en fait. Mais chut ! C'est un secret.

Gin – Je pense que maintenant que je suis réveillée, je ne me rendormirai pas.

C'est ce qui se passe quand on est une pile électrique. Une fois sortie du chargeur à pile, il faut décharger la batterie avant de la remettre à charger. Elle, là, elle avait juste besoin d'être déchargée un bon coup pour se rendormir.

Gin – Faut qu'on trouve un truc à faire pour se fatiguer. Un truc qui ne dérangerait pas les autres.

Ouais parce qu'elle, elle ne supporterait pas d'être réveillée comme ça.

Trouver une activité qui ne réveille pas les voisins, le couloir et l'étage du dessus. Outch. Elle, elle pensait à faire du sport mais elle se doutait bien que des « boum boum » n'aideraient pas à la sauvegarde du sommeil dans son voisinage. Elle écoute les propositions de sa colocataires. Ouais, c'est pas mal comme idée.

Gin – Le problème, avec la télé, c'est que ça risque de faire du bruit.

Sauf si on met le volume au minimum. Oui, mais vous savez, avec l'âge, Gin est un peu sourde. Oui, non, je plaisante. C'est juste qu'avec la jeunesse, la fleur de l'âge, toutes ces conneries, elle a besoin de volume en regardant la télévision. Rien de bien dramatique.

Gin – Et franchement, je ne suis pas fan des jeux de cartes.

Ouais, il faut comprendre, réfléchir, bluffer, miser, jouer. Tout ça, c'est assez compliqué quand on y pense. C'est des maths. Une moue se dessine sur son visage. Puis, elle claque ses deux mains ensemble, son grand sourire renaît de ses cendres et elle se redresse sur son lit.

Gin – On peut faire un château de cartes !

C'est bien la seule chose qu'elle sait faire des cartes. Après la Bataille. Elle se dégage de ses couvertures, se débat un moment et bondit hors de son lit pour se jeter, sans réfléchir, sur le premier tiroir qu'elle trouve.

Gin – On avait un jeu de cartes, dans ce coin, non ?

Le contenu de trois tiroirs sous le sol. Des culottes, des soutiens-gorges, des mouchoirs. Quelques t-shirts colorés, des shorts et des jeans. Le contenu de ses tiroirs. Des livres. Gros, moyens, petits. Des livres marrants, des livres tristes. Quelques conneries. Un canard en caoutchouc. Cadeau bizarre d'un copain bizarre. Le pervers. Et elle, elle cherche. Elle fouille. Elle remue. Et elle ne trouve rien. Rien. Pourtant, elle était sûre qu'elle l'avait mis quelque part, ce foutu paquet de cartes. Et après avoir jeté quelques chaussettes rayées encore, elle referme le tiroir. Rien.

Gin – ... Mais où est-il paaaaaaaassé ?

C'est le cri du désespoir, ça, Gin. Elle ouvre un nouveau tiroir, rempli de bordel. Oh mon dieu. Même dans le tiroir à bordel, il n'y a pas l'ombre d'un paquet de cartes.

Gin – On doit l'avoir mangé, c'est pas possible.

Elle recule, s'assied sur son lit. Une mine boudeuse s'étale sur son visage. Elle regarde la chambre. Oh. Tchernobyl, bonjouuuuur ! Elle regarde sa colocataire, sa charmante Miyu, avec un petit air sur le visage qui dit clairement « Quoi ? Moi ? Je suis innocente. ».

Gin – J'ai un nouveau jeu. On va ranger la chambre.